« — Au secours, s’il vous plaît, je suis dans l’eau !
— Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises…
— Non, non, pas les eaux anglaises, les eaux françaises ! S’il vous plaît, pouvez-vous venir vite ?
— Non, non, vous êtes dans les eaux anglaises. Attendez, je vous confie à la garde côtière anglaise. »
En aparté, l’opératrice des secours français ajoute : « Ah bah ! T’entends pas, tu ne seras pas sauvé ! »
Le matin suivant, un amas de plastique et 15 corps flottaient dans la Manche…
Cet extrait d’un échange entre des migrants et les secours français fait partie des éléments d’enquête sur les conditions d’un naufrage ayant eu lieu le 24 novembre 2021. Révélés le 13 novembre dernier par le quotidien français Le Monde, puis repris par plusieurs médias, ces propos sont non seulement dénués d’empathie, mais surtout d’humanité.
Pourquoi revenir sur cette histoire, qui s’apparente à de la non-assistance à personne en danger ? Parce qu’elle fait partie des signes qui pointent ici et là dans l’actualité, laissant croire que l’inhumanité et le cynisme se répandent… Telle la découverte, fin octobre, de 92 migrants nus du côté grec de la frontière gréco-turque. Depuis, les deux pays se rejettent la responsabilité et s’accusent mutuellement de manque de dignité.
Après la pandémie de COVID-19 qui a arrêté le monde en mars 2020, d’aucuns disaient de saisir l’occasion du début d’un nouveau monde pour en faire un monde meilleur. Un monde où la solidarité devait remplacer l’hyperindividualisme et la consommation à outrance. Nous assistons plutôt à un monde guerrier, où les centres d’intérêt ainsi que les influences géopolitiques se redéfinissent. Et l’individualisme n’a jamais été autant glorifié, comme le montre la montée du populisme, du nationalisme, de l’extrême droite, du repli identitaire et de la polarisation des idées, en Europe comme en Amérique du Nord… Que la fin tragique d’une poignée d’âmes humaines ne suscite pas une once d’empathie c’est effectivement un signe qui doit nous indigner.
Au-delà de l’opératrice insensible des secours français, les politiciens européens au pouvoir refusent toujours de se saisir de l’épineuse question de la migration. Des accords bilatéraux entre quelques pays de départ et pays d’arrivée viennent panser temporairement la plaie. Mais au même moment, la France et l’Italie se sont battues pour refuser de laisser accoster l’Ocean Viking, bateau de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée, avec à son bord 234 migrants secourus entre les côtes libyennes et italiennes. Quelques centaines et les pays européens n’ont toujours aucune réponse cohérente. Que fera l’Union européenne quand des milliers de réfugiés afflueront des zones les plus touchées par le dérèglement climatique ?
L’économie aveuglante
Pluies torrentielles, glissements de terrain, inondations, sécheresses, famines, feux de forêt… Rien n’y fait, l’actualité et les conventions mondiales sur le climat (COP) n’arrivent pas à faire plier les pays pollueurs en vue d’établir une forme de justice climatique. Même si les négociations entre les pays présents à Charm El-Cheikh, en Égypte, ont finalement abouti à la création d’un fonds pour les pays davantage affectés par les changements climatiques. Le tout après 36 heures de prolongation de la COP27.
Début novembre, l’ONU annonçait que la population de la Terre avait atteint 8 milliards d’habitants. Dans moins de 30 ans, en 2050, il est prévu que nous y soyons 9,7 milliards. Or, pour subvenir de façon durable aux besoins de toutes ces personnes, il faudrait deux planètes comme la nôtre, estime le Fonds mondial pour la nature (WWF).
Un choix imminent s’impose : « coopérer ou périr », a résumé le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, à l’ouverture de la COP27. Malheureusement, le récent accord égyptien, aux contours encore flous, évite le cœur du sujet : la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre. C’est dire le pacte de solidarité souhaité par l’ONU ne verra pas le jour prochainement. La solidarité climatique a en effet bien peu de chances de gagner face à l’économie.
C’est d’ailleurs la primauté économique qui fait en sorte que la communauté internationale choisit ses causes à défendre, comme vous pourrez le lire dans les pages de ce nouveau numéro de Sans Frontières.
Parler des droits humains au Qatar, à quoi bon ? La mort et les violations des droits des travailleurs migrants sur lesquels se sont bâtis des stades de football ne valent rien quand on est aveuglés par les bannières Coca-Cola et autres commanditaires qui en colorent les murs. À celui qui dénoncera par exemple une aberration écologique de ces installations climatisées sous une chaleur écrasante, on répondra que le sport n’est pas politique. Place au divertissement planétaire qu’est la Coupe du monde !
Dénoncer les exactions commises contre les Ouïghours au Xinjiang, à quoi bon ? Les « Nouvelles routes de la soie » promises par Pékin passent par cette région et en feront un nouvel eldorado économique mondial. Personne ne veut prendre le risque de tourner le dos à cette aubaine.
Parler des femmes iraniennes qui meurent pour leur liberté, à quoi bon ? Les sanctions économiques annoncées depuis des années contre le régime au pouvoir semblent n’avoir aucun impact et personne ne veut voir le statu quo diplomatique disparaître, au risque de déstabiliser davantage la région. Mais si les manifestations actuelles ne concernaient pas principalement les droits et la dignité des femmes, la communauté internationale réagirait-elle davantage ? La question mérite d’être posée…
Ainsi, à quoi bon maintenir la pression sur le Qatar, la Chine ou l’Iran quand les médias sont plutôt occupés à commenter les faits et gestes d’un milliardaire avide d’attention qui manipule sans vergogne un réseau social qu’eux-mêmes prisent ? Les tweets d’Elon Musk, qui font vaciller les cours boursiers, auraient-ils plus de valeur que 300 morts et 14 000 arrestations sur le sol iranien depuis la mort de l’étudiante Mahsa Amini, le 16 septembre ? Des estimations qui ne seraient que la pointe de l’iceberg, selon l’organisation Iran Human Rights.
Espérons que ce qui s’apparente à une nouvelle révolution iranienne redonne aux femmes leurs droits confisqués par les mollahs. D’ici là, n’éteignons pas les projecteurs médiatiques sur elles, car, pour paraphraser l’auteur canadien Pierre Billon, leur courage est le prix de leur dignité.